Conviction
J’accompagnai Jeremy sur le lieu de sépulture de Peter. Je n’en avais pas particulièrement envie, car il ne s’était pas écoulé trente-six heures depuis la dernière fois où j’avais craqué au bord d’une tombe. Et Jeremy n’avait pas besoin de mon aide pour s’assurer que la tombe était bien cachée. Il en avait cependant besoin d’une tout autre façon, même s’il ne l’aurait jamais avoué ni demandé. Avec sa jambe fraîchement recousue, il n’était pas en état de marcher sans un bras pour le soutenir. Je l’aidai donc à sortir dans la cour, mais un observateur aurait sans doute cru que c’était lui qui m’aidait. Ce n’était pas totalement involontaire. L’Alpha de la Meute ne devait pas montrer de faiblesses, même s’il se relevait à peine d’une bagarre qui avait failli lui coûter la vie. Aucun d’entre nous, toutefois, n’aurait jamais saisi l’occasion de défier Jeremy pour prendre sa place. Mais, parce que la Meute accordait à son Alpha une position d’autorité absolue, l’idée qu’il puisse ne pas être à la hauteur de la tâche, même temporairement, risquait de déstabiliser les autres.
Jeremy devait souffrir atrocement mais ne le montrait pas. Il accepta mon bras à l’aller et au retour, en n’y appuyant jamais plus que le poids minimal. Ce fut seulement sur le chemin du retour qu’il s’arrêta une seconde, sans doute pour reprendre son souffle, même s’il faisait mine d’inspecter une pierre en train de s’effriter dans le mur du jardin.
— Je crois qu’on ferait mieux de dormir un peu maintenant, dis-je en feignant de bâiller. J’en aurais bien besoin.
— Vas-y, répondit Jeremy. Tu as passé de sales moments ces derniers jours. J’ai l’intention de parler de ce qu’on a trouvé à Bear Valley avant notre embuscade, mais je pourrai tout te raconter demain.
— Tout le monde doit être épuisé. On peut se réunir demain matin, non ? Je n’ai pas envie de manquer quoi que ce soit.
— J’aimerais qu’on en parle ce soir. Si tu as envie d’être là, tu n’as qu’à te réserver le canapé et somnoler pendant la réunion.
D’accord, oublions la subtilité. C’était le moment de choisir une attaque frontale.
— Toi, tu as besoin de sommeil. Ta jambe doit te faire un mal de chien, sans parler de ton bras. Personne ne te reprochera de reporter la réunion à demain.
— Ça ira. Ne serre pas les dents comme ça, Elena, je ne sais pas jouer les dentistes. Si tu veux m’aider, va dire aux autres de se rassembler dans le bureau, s’ils ne s’y trouvent pas déjà.
— Si tu veux que je t’aide vraiment, je peux t’assommer pour que tu restes KO jusqu’à demain matin.
Il répondit d’un demi-sourire empreint d’ironie, indiquant que ma proposition était plus tentante qu’il n’osait l’avouer.
— Et si on optait pour un compromis ? Tu peux m’aider en rassemblant les autres et en me préparant un verre, double si possible.
Avant l’embuscade, les informations rassemblées par Jeremy avaient confirmé ce que Clay et moi savions déjà, la présence de trois cabots à Bear Valley. Il avait également appris quelques détails supplémentaires. Marsten était arrivé le premier, avant Cain et LeBlanc. Il s’était installé au Big Bear trois jours plus tôt, ce qui signifiait qu’il était en ville avant la mort de Brandon. Encouragé par la vue de quelques billets de vingt dollars, le réceptionniste s’était rappelé un jeune homme correspondant à la description de Brandon, venu plusieurs fois rendre visite à Marsten à l’hôtel. Si nous doutions encore de l’implication de Brandon, on venait de nous la confirmer. Je me demandai si Marsten se trouvait à la rave cette nuit-là, savourant un whisky soda tout en nous observant, Brandon et moi, masquant son odeur et sa silhouette dans un coin sombre et enfumé. Oui, j’en étais persuadée. Il avait vu Brandon commencer à muter, avait compris ce qui allait se passer et s’était esquivé avant que les choses dégénèrent, abandonnant son protégé à son sort. Les cabots étaient peut-être capables de nouer des relations entre eux, mais elles ne duraient que tant qu’elles servaient les intérêts des deux parties. Dès que Marsten avait vu Brandon sur le point de s’attirer des ennuis, il n’avait pensé qu’à s’échapper avant de s’y retrouver impliqué.
Cain et LeBlanc s’étaient installés au Big Bear la nuit de la mort de Brandon. Soit ils avaient suivi Logan depuis Los Angeles, soit ils l’avaient attendu à l’aéroport. Il était quasiment impossible de l’attaquer à Bear Valley. Pendant que nous pourchassions Brandon, Logan était déjà mort et se trouvait sans doute à l’arrière d’une voiture louée qui roulait vers Bear Valley. Quelque part en chemin, ils avaient dû apprendre de Marsten que Clay et moi étions en ville et avaient pensé nous faire une mauvaise farce en installant le cadavre de Logan près de notre voiture. L’idée venait sans doute de LeBlanc. Cain n’avait pas assez de cervelle pour y penser et Marsten considérerait ce type d’humour grossier comme indigne de lui.
Il n’était pas tout à fait 7 heures du matin quand la sonnette de la porte d’entrée retentit. On leva tous les yeux, surpris par ce bruit. La sonnette servait rarement à Stonehaven, car la maison était trop isolée pour les représentants et Témoins de Jéhovah. Les colis étaient livrés à une boîte postale de Bear Valley. Même les membres de la Meute n’utilisaient pas la sonnette, excepté Peter. Je crois que cette réflexion nous traversa tous quand on l’entendit. Personne ne bougea avant la deuxième sonnerie, après laquelle Jeremy se leva et quitta la pièce. Je le suivis. Depuis la fenêtre de la salle à manger, on voyait un véhicule de patrouille garé dans l’allée.
— On n’a vraiment pas besoin de ça, dis-je. Mais alors vraiment pas.
Jeremy ôta d’un coup d’épaule l’écharpe qui retenait son bras, l’accrocha au portemanteau, puis saisit le sweat-shirt de Clay sur une patère. Je l’aidai à l’enfiler. Ce vêtement ample cachait son attelle, et son pantalon masquait les bandages enveloppant sa jambe. Ses vêtements étaient propres et repassés, car il s’était changé quelques heures plus tôt. Contrairement au reste d’entre nous. Un coup d’œil au miroir de l’entrée m’apprit que j’avais une mine affreuse, avec mes vêtements couverts de boue et de sang, mon visage barbouillé, mes cheveux emmêlés d’avoir été étendue sur le canapé.
— Monte dire aux autres de s’habiller, me demanda Jeremy. Dis à Clay, à Nick et à Antonio de rester là-haut. Vous pouvez me rejoindre derrière la maison.
— Ils vont trouver ça suspect si tu leur fais faire le tour de la maison une fois de plus.
— Je sais.
— Invite-les à prendre le café. Il n’y a rien ici qu’ils ne doivent pas voir.
— Alors on se retrouve dans le bureau ?
Jeremy hésita. Savoir qu’il devait inviter la police à entrer était une chose, passer à l’acte en était une autre. Les seuls humains qui venaient à Stonehaven étaient des réparateurs, et seulement en cas de nécessité. Il n’y avait rien dans la maison qui risquait de susciter les soupçons des gens, ni morceaux de cadavres dans le congélateur, ni pentagrammes taillés dans le bois. La chose la plus effrayante, à Stonehaven, était ma chambre, et je n’avais aucune intention d’y inviter des flics, même s’ils étaient très mignons en uniforme.
— Le salon, dit-il au troisième coup de sonnette. On sera au salon.
— Je vais préparer le café, annonçai-je, puis je m’esquivai avant qu’il change d’avis.
Quand je revins dans le salon, deux policiers s’y trouvaient avec Jeremy. Le plus âgé était le commissaire, un type baraqué à la calvitie naissante du nom de Morgan. Je l’avais vu en ville, même s’il n’accompagnait pas le groupe venu nous rendre visite la veille. L’arrivée de Morgan indiquait manifestement une montée de la tension, même si, dans un bled comme Bear Valley, voir débarquer le commissaire chez vous suscitait davantage l’inquiétude que la panique. L’autre policier était jeune et terne, le genre de type qu’on pouvait croiser vingt fois avant de se le rappeler. D’après son insigne, il s’appelait O’Neil. Ni son visage, ni son nom ne m’évoquaient de souvenirs de la veille, mais il avait dû être présent. Son expression indiquait qu’il se souvenait de moi, même s’il semblait déçu de me voir habillée. Au moins, j’apportais le café.
Jeremy et Morgan discutaient d’un contentieux concernant une terre du coin appartenant aux Indiens. Jeremy s’enfonça dans son siège, pieds sur l’ottomane, le bras cassé reposant sur sa jambe avec tant de décontraction que personne n’aurait deviné sa blessure. Son visage était détendu, ses yeux alertes et intéressés, comme si ce policier venait chez lui chaque jour et que le contentieux dont ils parlaient l’inquiétait grandement, et il collait aux opinions du commissaire avec l’aisance d’un manipulateur chevronné. Le policier le plus jeune, O’Neil, lorgnait la pièce sans vergogne, yeux écarquillés, absorbant tous les détails afin de pouvoir les répéter plus tard à des amis curieux.
La conversation s’interrompit à mon entrée. Je posai le plateau sur une table basse et entrepris de servir le café comme une parfaite maîtresse de maison.
— Oh, je ne bois pas de thé, dit Morgan avec un coup d’œil à la cafetière argentée, comme si elle risquait de le mordre.
— C’est du café, répondit Jeremy avec un sourire modeste. Veuillez nous pardonner. Comme nous ne recevons pas beaucoup d’invités, Elena doit se servir de la théière.
O’Neil se pencha pour prendre la tasse que je lui tendais.
— Elena. Joli prénom.
— C’est russe, non ? demanda Morgan en plissant les yeux.
— Possible, répondis-je avec un sourire radieux. Lait, sucre ?
— Trois sucres. Je n’ai pas vu votre mari. Il dort encore ?
Je renversai du café brûlant sur ma main et ravalai un cri. Alors les mensonges matrimoniaux de Clay avaient remonté la chaîne des rumeurs jusqu’au commissaire. Génial. Formidable. Mais le bon sens me dictait de jouer le jeu. Après tout, Bear Valley n’était pas le genre d’endroit où l’on tolérait qu’une femme s’ébatte toute nue dans les bois avec un autre homme que son mari. En fait, on n’y tolérait sans doute pas les ébats à poil en plein air, quels qu’ils soient, mais la question n’était pas là. Le problème était que nos tentatives pour « apaiser les gens du coin » allaient trop loin. Les laisser entrer chez nous était une chose, les laisser reluquer les lieux et nous croire incapables de différencier une cafetière d’une théière aussi, mais confirmer officiellement la rumeur selon laquelle j’étais mariée à Clay ? Me voir cataloguée à jamais à Bear Valley comme son épouse ? Et puis quoi encore ? Une femme doit savoir poser ses limites.
— Oui, il dort, dit Jeremy avant que je puisse parler. Elena se lève toujours tôt pour lui préparer son petit déjeuner.
Je lui lançai un regard noir indiquant qu’il me le paierait. Il feignit de ne pas le remarquer, mais je lisais dans ses yeux un éclat hilare. Je laissai tomber cinq sucres dans son café. Il serait obligé de l’avaler. Après tout, il ferait preuve d’impolitesse s’il ne buvait pas en même temps que ses visiteurs.
— Comme je vous le disais, reprit Morgan, veuillez m’excuser de vous rendre visite si tôt le matin, mais je pensais que vous apprécieriez d’être au courant. Mike Braxton n’a pas été tué sur votre propriété. Le médecin légiste en est sûr à cent pour cent. C’est quelqu’un d’autre qui l’a tué puis abandonné sur vos terres.
— Quelqu’un ? demanda Jeremy. Vous voulez dire une personne, pas un animal ?
— Eh bien, à mes yeux, ça reste un animal, mais de la variété humaine. Toute cette histoire nous embrouille pas mal. Les deux autres avaient été, sans aucun doute, tués par des bêtes, mais d’après le coroner, on a ouvert la gorge de Mike avec un couteau, pas avec les dents.
— Et les empreintes de pattes ?
Ça me coûtait de demander ça, mais il nous fallait savoir ce qu’en pensait la police.
— Nous supposons qu’elles sont fausses. La personne qui a abandonné le corps les a imprimées dans le sol pour faire attribuer le meurtre à un chien sauvage. Mais il a commis une erreur. Elles étaient trop grosses. C’est ce qui nous a mis sur la voie. Il n’existe pas de chiens aussi gros. Enfin, mon fils affirme qu’il y a une race, les mastiffs ou un truc comme ça, qui peut laisser ce genre d’empreintes, mais il n’y en a pas dans le coin. Ni nos chiens de meute ni nos chiens de berger ne deviennent aussi gros, quelle que soit leur alimentation. Vous vous rappelez que j’ai dit hier que Mike avait laissé un message à un ami disant qu’il venait ici. Il s’avère qu’il l’a en fait laissé à la femme de cet ami, qui dit maintenant que Mike avait « une drôle de voix », qu’il n’était pas dans son état normal, mais elle s’est dit que la ligne était peut-être mauvaise. On peut supposer que ce n’est pas du tout Mike qui a laissé ce message. Son meurtrier a dû s’en charger pour s’assurer qu’on débarque ici et qu’on y trouve le corps. Assemblez tout ça et ça me donne la certitude que cet enfoiré – pardon, m’dame – que notre tueur est humain.
— Alors il n’y a pas de chiens sauvages dans notre forêt, dit Jeremy. C’est un soulagement, même si je ne peux pas dire que savoir un tueur humain en liberté me plaise beaucoup plus. Vous avez des pistes ?
— On y travaille. C’est sans doute quelqu’un que Mike connaissait. C’était un type génial, mais… (Morgan s’interrompit comme s’il hésitait à dire du mal des morts.) On a tous nos problèmes, non ? Nos ennemis, tout ça. (Nouvelle pause pour boire lentement une gorgée de café.) Et vous, alors ? Vous avez une idée des raisons pour lesquelles on pourrait vouloir abandonner le corps de Mike sur votre terrain ?
— Non, répondit Jeremy d’une voix impassible mais ferme. Je me posais la question.
— Vous n’avez pas d’ennemis en ville ? Vous ne vous êtes brouillés avec personne ?
Jeremy répondit d’un petit sourire.
— Comme vous devez le savoir, nous ne sommes pas les gens les plus sociables des environs de Granton. Nous n’avons pas assez de contacts avec nos voisins pour risquer de nous brouiller avec eux. Soit le tueur pensait qu’il détournerait l’attention de lui-même en faisant porter le chapeau à des « étrangers », soit il n’avait aucune intention de nous impliquer et pensait simplement que ce serait un bon endroit où abandonner le cadavre.
— Vous êtes sûr de n’avoir contrarié personne ? demanda Morgan en se penchant en avant. Peut-être quelqu’un qui estime que vous lui devez de l’argent ? Un mari jaloux… (Morgan me lança un coup d’œil)… ou une femme jalouse ?
— Non, et non. Nous ne jouons pas et n’empruntons jamais. Quant à l’autre hypothèse, personne ne m’a jamais vu rôder dans les bars pour célibataires du coin, et Elena et Clayton n’ont ni l’envie, ni l’énergie de chercher des aventures extraconjugales. Bear Valley est une petite ville. S’il y avait des rumeurs nous concernant, vous me poseriez des questions plus précises.
Morgan ne répondit pas. Il se contenta de fixer Jeremy pendant deux minutes pleines. Cette tactique fonctionnait peut-être sur les ados de seize ans soupçonnés de vandalisme, mais avait peu de chances de faire céder un Alpha de cinquante et un ans. Jeremy se contenta de soutenir son regard, l’expression calme et attentive.
Au bout de quelques minutes, Jeremy déclara :
— Je suis désolé que vous ayez dû vous déplacer deux jours de suite, mais j’apprécie que vous soyez venus nous en parler ce matin.
Jeremy reposa sa tasse et se déplaça vers le bord de son siège. Comme Morgan et O’Neil ne saisissaient pas l’allusion, il se leva et déclara :
— Si c’est tout ce que…
— Nous allons devoir fouiller la propriété un peu plus minutieusement, répondit enfin Morgan.
— Je vous en prie.
— Et interroger vos invités. Je leur conseillerais de ne pas écourter leur séjour.
— Ils n’en feront rien.
Morgan le gratifia d’un autre regard fixe qui se prolongea une bonne minute. Comme Jeremy ne cillait même pas, il se redressa.
— Un tueur a abandonné ce cadavre sur vos terres, dit-il. Si j’étais vous, je ferais mon possible pour essayer de comprendre qui, et je nous appellerais si vous trouviez des réponses.
— Je n’hésiterai pas, répondit Jeremy. J’espère que celui qui a laissé le corps de M. Braxton ici n’a aucun grief envers nous, mais si c’était le cas, je n’aurais aucune envie de l’ignorer et d’attendre qu’il repasse à l’acte. Personne ici n’a envie de se colleter avec un tueur. Nous préférons nettement que la police s’en charge.
Avec un grognement, Morgan vida le fond de sa tasse.
— Autre chose ? demanda Jeremy.
— Je vous déconseille de vous balader dans ces bois pendant un moment.
— Nous avons déjà cessé de le faire, dit Jeremy. Mais merci de votre avertissement. Elena, tu veux bien raccompagner nos visiteurs à la porte ?
Je m’exécutai. Aucun des flics ne m’adressa la parole, à part un vague grommellement d’adieu de la part de Morgan. En tant que femme, je ne méritais visiblement pas qu’on m’interroge.
Après le départ de la police, on s’aperçut que Clay, Nick et Antonio étaient partis. S’il ne s’était agi que de Clay, ou même de Clay et de Nick, on s’en serait inquiétés. Comme Antonio les accompagnait, on en déduisit donc qu’ils ne prévoyaient pas de vengeance impromptue contre Bear Valley.
La police était partie depuis dix minutes à peine quand la Mercedes apparut dans l’allée. Nick bondit du côté passager. Je ne remarquai pas qui conduisait, car toute mon attention était focalisée sur le grand sac en papier que tenait Nick. Le petit déjeuner. Plus vraiment chaud et fumant, compte tenu du trajet parcouru depuis le resto de l’autoroute, mais j’avais trop faim pour m’en soucier.
Un quart d’heure plus tard, le sac était vide, son contenu réduit à des fantômes de miettes et de traces de graisse sur des assiettes éparpillées sur la table du grand salon. Après le repas, Jeremy répéta les propos de la police. Je m’attendais constamment à ce que Clay dise quelque chose, proclame que ça prouvait son innocence et attende que je m’excuse. Il n’en fit rien. Il écouta Jeremy, puis aida Antonio à nettoyer la table de la cuisine tandis que je m’échappais en direction du bureau, prétextant d’aller lire le journal qu’ils avaient rapporté de la ville.
Il fallut exactement trois minutes à Clay pour partir à ma poursuite. Il entra dans le bureau, ferma la porte derrière lui puis resta planté là deux minutes de plus, à me regarder lire. N’y tenant plus, je repliai bruyamment le journal et le jetai de côté.
— D’accord, ce n’est pas toi qui l’as tué, dis-je. Pour une fois, tu étais innocent. Mais si tu t’attends à ce que je m’excuse de t’en avoir cru capable…
— Pas du tout.
Je le regardai, surprise. Clay poursuivit :
— Je ne m’attends pas à ce que tu t’excuses de m’en avoir cru capable. Évidemment que j’en suis capable. Si le type nous avait vus courir ou muter ou s’il nous avait menacés, je l’aurais tué. Mais je te l’aurais dit. C’est ça qui me fout en rogne. Que tu me croies capable de trafiquer derrière ton dos, de te cacher les preuves et de te mentir.
— Non, j’imagine que ça ne te viendrait pas à l’esprit que je n’aie pas envie de savoir que tu l’as fait. L’idée de m’épargner ne te traverserait pas la tête.
— De t’épargner ? répéta-t-il avec un rire âpre. Tu sais ce que je suis, Elena. Si je faisais semblant d’être autre chose, tu m’accuserais d’essayer de te tromper. Je ne veux pas que tu reviennes vers moi parce que tu crois que j’ai changé. Je veux que tu reviennes parce que tu acceptes ce que je suis. Si je pouvais changer, tu ne crois pas que je l’aurais déjà fait pour toi ? Je veux que tu reviennes. Pas pour une nuit, quelques semaines ni même quelques mois. Je veux que tu reviennes pour de bon. Je suis malheureux quand tu n’es pas là…
— Tu es malheureux parce que tu n’as pas ce que tu veux. Pas parce que tu me veux, moi.
— Fait chier ! s’écria-t-il en brandissant le poing, renversant un porte-plume de cuivre sur le bureau. Tu refuses de m’écouter ! De m’écouter et de me voir. Tu sais que je t’aime, que j’ai besoin de toi. Et merde, Elena, si je voulais juste une partenaire, n’importe laquelle, tu crois que j’aurais passé dix ans à essayer de te récupérer ? Pourquoi je n’ai pas abandonné et trouvé quelqu’un d’autre ?
— Parce que tu es têtu.
— Oh non. Ce n’est pas moi qui suis têtu. C’est toi qui refuses de passer sur ce que j’ai fait, quoi que je puisse…
— Je n’ai pas envie d’en parler.
— Évidemment. Grands dieux, il ne faudrait surtout pas que la vérité vienne compliquer tes convictions.
Clay se détourna, sortit à grands pas de la pièce et claqua la porte derrière lui.
Après son départ, je décidai de rester dans le bureau – ou de m’y cacher, question d’interprétation. Je parcourus le contenu de la bibliothèque. Il n’avait pas changé au cours de l’année écoulée. Au cours de la dernière décennie, même. Une collection hétéroclite de littérature et d’ouvrages de référence remplissait les étagères. Seuls quelques-uns de ces derniers appartenaient à Clay. Il achetait tous les livres et revues se rapportant à sa carrière, puis les jetait à la poubelle dès qu’il en avait fini le dernier mot. Il n’avait pas une mémoire photographique, simplement la singulière capacité d’absorber tout ce qu’il lisait, si bien qu’il lui était inutile de conserver des écrits. Presque tous les livres appartenaient à Jeremy. Plus de la moitié d’entre eux n’étaient même pas en anglais, renvoyant à sa précédent carrière de traducteur.
Jeremy n’avait pas toujours été en mesure de gâter sa famille adoptive à grands coups de voitures de sport et de lits antiques. Quand Clay était arrivé à Stonehaven. Jeremy luttait pour payer les factures, situation qu’il devait entièrement au caractère dépensier de son père et à son refus de se salir les mains avec toute activité susceptible de rapporter de l’argent. Entre vingt et trente ans, Jeremy avait travaillé comme traducteur, métier idéal pour quelqu’un d’aussi enclin à la solitude et doué pour les langues. Par la suite, la situation financière de Stonehaven avait connu une spectaculaire amélioration, grâce à deux événements simultanés : le décès de Malcolm Danvers et le lancement de la carrière de peintre de Jeremy. Ces jours-ci, il écoulait très peu de tableaux, mais ses ventes lui rapportaient assez d’argent pour entretenir Stonehaven plusieurs années.
Tandis que je cherchais quelque chose à lire, Jeremy passa me rappeler de contacter Philip. Je n’avais pas oublié. J’avais pensé le faire avant le dîner et n’appréciai pas qu’il me le rappelle, comme s’il pensait que c’était nécessaire. J’ignorais ce que Jeremy savait de Philip et ne tenais pas à le savoir. Je préférais me dire qu’à mon départ de Stonehaven, je m’étais échappée vers un endroit dont la Meute ne savait rien. D’accord, je me fourrais le doigt dans l’œil, mais l’illusion était agréable. Je soupçonnais Jeremy de s’être renseigné sur Philip, mais je ne prenais pas la peine de m’en assurer. Si je le faisais, il affirmerait simplement qu’il me protégeait pour m’empêcher de tomber aux mains d’un type qui avait trois femmes ou était connu pour tabasser ses copines. Bien entendu, Jeremy ne ferait jamais rien dans le seul dessein de se mêler de mes affaires. Jamais de la vie.
Malgré tout ce qu’il pouvait savoir de Philip, il ignorait mes sentiments pour lui. Là encore, je n’avais aucune intention de lui en apprendre plus. Je savais ce qu’il répondrait. Il s’enfoncerait dans son siège, me dévisagerait une minute, puis se mettrait à parler de ma situation difficile, entre ma relation avec Clay et le fait d’être la seule femme loup-garou, il dirait qu’il ne me reprochait pas d’être perdue et de vouloir explorer les choix qui s’offraient à moi. Sans jamais l’affirmer ouvertement, il me laisserait sous-entendre qu’il était persuadé, s’il me laissait assez de latitude pour commettre mes propres erreurs, que je finirais par comprendre que ma place était auprès de la Meute. Pendant toute cette conversation, il resterait parfaitement calme et compréhensif, n’élèverait jamais la voix, ne s’offusquerait de rien de ce que je dirais. Il me semblait parfois préférer les colères de Clay.
La vérité était que je tenais bien plus à Philip que Jeremy ne l’imaginait. Je voulais le retrouver. Je ne l’avais pas oublié. J’avais compté l’appeler… plus tard.
Le moment semblait parfaitement choisi pour que Jeremy nous informe de ses projets. Les autres ne parurent pas remarquer qu’il n’en faisait rien. Ils s’en moquaient plus probablement. Les loups-garous élevés au sein de la Meute grandissent avec certaines attentes. Parmi elles, celle que leur Alpha s’occupe d’eux. Questionner Jeremy sur ses projets laisserait sous-entendre qu’il puisse ne pas en avoir. Même Clay, malgré son impatience de passer à l’action, le laisserait largement mettre au point ses projets avant d’y faire allusion. Cette confiance me rendait dingue. Ce n’était pas que je croie que Jeremy n’avait pas de projets. Je savais que si. Mais je voulais être dans le secret. Je voulais l’aider. Quand je conçus enfin une manière subtile de l’interroger, je le trouvai dehors avec deux revolvers. Non, il ne partait pas à la poursuite des cabots armé comme Billy le Kid. Pas plus qu’il n’envisageait d’abréger rapidement ses souffrances. Il s’entraînait à tirer à la cible, ce qu’il faisait souvent quand il était plongé dans ses pensées pas franchement la méthode la moins dangereuse pour se concentrer, mais qui étais-je pour en juger ? Les revolvers étaient une superbe paire d’époque que lui avait donnée Antonio des années plus tôt. Il lui avait offert en même temps une balle d’argent où étaient gravées les initiales de Malcolm Danvers, suggestion à moitié ironique que Jeremy, bien entendu, ne releva jamais. Plus sérieusement, Antonio destinait ces armes à leur usage actuel : le tir à la cible. À cette époque, Jeremy maîtrisait l’arbalète depuis longtemps et cherchait de nouveaux défis. Ne me demandez pas pourquoi il avait choisi le tir comme hobby. Il ne se servait jamais de ses arcs ni de ses flingues en d’autres circonstances. Autant me demander pourquoi il peignait. Ce n’était pas non plus ce qu’on qualifierait de hobby typique d’un loup-garou. Là encore, personne n’avait jamais accusé Jeremy d’être un loup-garou typique. Enfin bref, quand je sortis et le vis en train de tirer, je décidai que le moment était mal choisi pour l’ennuyer au sujet de ses projets. Règle vingt-deux de la survie en milieu urbain : ne jamais déranger un homme armé.
Quand je quittai Jeremy, je me rendis à l’étage pour un somme. Je m’éveillai quelques heures plus tard et descendis déjeuner. La maison était silencieuse, toutes les portes de l’étage fermées comme si les autres rattrapaient eux aussi du sommeil en retard. Alors que je me dirigeais vers la cuisine, Clay sortit du bureau. Ses yeux étaient injectés de sang et soulignés de cernes. Malgré son épuisement, il refusait de dormir. Pas maintenant, alors que deux frères de Meute étaient morts, son Alpha blessé, et aucun d’entre eux vengé. Une fois que Jeremy aurait dévoilé ses plans, Clay pourrait se reposer, ne serait-ce que pour se préparer.
Il s’avança devant moi. Quand je tentai de l’esquiver, il écarta les bras et posa les mains sur chaque mur du couloir.
— On fait la paix ? demanda-t-il.
— Lâche-moi.
— J’adore ces réponses engagées. Je vais prendre ça comme un oui. Pas qu’on en ait terminé avec notre petite discussion, mais je laisse courir pour l’instant. Tu n’auras qu’à me dire quand tu voudras reprendre.
— Tu n’auras qu’à me dire quand Satan commencera une bataille de boules de neige.
— Je n’y manquerai pas. Tu veux déjeuner ?
Comme je hochais enfin la tête, il recula et me fit signe de rejoindre la cuisine. Je le sentais bouillonner mais il affichait une expression joyeuse, si bien que je décidai de l’ignorer. Lors d’une crise, nous étions tous deux capables de faire preuve d’assez de maturité pour comprendre quand nous ne pouvions pas nous permettre de menacer la stabilité de la Meute par nos conflits. Ou, du moins, nous pouvions le feindre provisoirement.
On prépara un repas froid à la cuisine, remplissant des assiettes de viande, de pain et de fruits, sachant que les autres auraient faim à leur réveil. Puis je m’assis dans le grand salon et me servis. Clay m’imita. Aucun de nous ne parla en mangeant. Même si ça n’avait rien d’inhabituel, le silence avait quelque chose de funeste qui me poussa il à manger un peu plus vite, impatiente d’en finir et de quitter cette pièce. Quand je jetai un coup d’œil à Clay, je vis qu’il engouffrait sa nourriture tout aussi vite et avec aussi peu de plaisir. Nous en étions à la moitié de notre repas quand Jeremy et Antonio nous rejoignirent.
— On va manquer de provisions, leur dis-je. Je sais bien que c’est le cadet de vos soucis en ce moment, mais ce ne sera pas le cas quand on se retrouvera à court. J’irai en ville faire quelques courses.
— Je vais passer commande, répondit Jeremy. En supposant que cette sale histoire avec la police n’ait rien changé à notre arrangement. Tu ferais mieux de prendre du liquide, des fois que mes chèques ne soient plus les bienvenus ces jours-ci. Bien sûr, il va falloir que quelqu’un t’accompagne. Personne ne quitte la maison seul ou n’y reste seul à partir de maintenant.
— J’y vais, dit Clay par-dessus une bouchée de melon. J’ai un colis en attente à la poste.
— C’est ça, répondis-je.
— Mais si, répondit Jeremy. Le facteur a laissé un avis de passage l’autre jour.
— Des livres que j’ai commandés en Grande-Bretagne, précisa Clay.
— Et dont tu as besoin dans l’immédiat, dis-je. Pour te distraire un peu entre une mutilation et une mise à mort.
— Il vaut mieux éviter qu’ils restent trop longtemps à la poste, répondit Clay. Quelqu’un pourrait se méfier.
— De bouquins d’anthropologie ?
Antonio se pencha par-dessus la table et s’empara d’une poignée de raisin.
— J’ai des trucs à faxer. Je vous accompagne, comme ça je pourrai m’interposer entre vous.
Je repoussai ma chaise.
— Bon, alors ma présence n’est plus nécessaire, hein ? Je suis sûre que vous vous débrouillerez très bien pour les Courses.
— Mais c’est toi qui voulais y aller, protesta Clay.
— J’ai changé d’avis.
— Allez-y, dit Jeremy. Tous les trois. Ça vous changera les idées.
Antonio sourit.
— Et Jeremy ne serait pas contre quelques heures de calme.
Quand je levai les yeux, il me sembla voir Jeremy rouler les yeux, mais si brièvement que je n’en suis pas sûre. Antonio éclata de rire et se remit à manger. Alors que je m’apprêtais à reprendre la dispute, Antonio raconta une anecdote sur un cabot qu’il avait rencontré à San Francisco la dernière fois qu’il y était allé pour affaires. Le temps qu’il finisse, j’avais oublié ce que je voulais dire, ce qui était sans doute le but recherché.
Une heure après, lorsque Antonio et Clay m’invitèrent à rejoindre la voiture, je me rappelai que je n’avais pas envie d’y aller, et que je cherchais un moyen d’y couper quand Antonio m’avait interrompue. Il était trop tard à présent. Jeremy était introuvable, Antonio attendait dans la Mercedes et Nick pillait les restes de nourriture dans la cuisine pour son déjeuner. Il fallait bien que quelqu’un fasse les courses, et si je n’y allais pas, je maudirais mon entêtement à l’heure du dîner. Je me ravisai donc.
La banque se trouvait juste en face de la poste. Comme Antonio avait réussi à se garer devant, je les avais convaincus que je ne courais aucun risque en y allant seule pendant que Clay se rendrait à la poste. Depuis sa place de parking, Antonio pourrait nous garder à l’œil à tout moment. Et ça me permettait d’écourter de quelque, minutes le temps que j’allais devoir passer avec Clay.
Le compte en banque de Jeremy était également à mon nom et à celui de Clay, ce qui nous permettait de retirer de l’argent pour les besoins de la maisonnée. J’avais possède une carte pour ce compte, mais je m’en étais débarrassée l’année précédente en quittant Stonehaven. Je le regrettais à présent. Bear Valley était le genre d’endroit où les gens allaient encore au guichet. Alors que je faisais la queue depuis un quart d’heure, écoutant un vieux monsieur parler de ses petits-enfants à l’employé, je couvais d’un œil nostalgique le distributeur délaissé, flambant neuf. Quand le type se mit à sortir des photos, je me demandai combien de temps il me faudrait pour obtenir une nouvelle carte bancaire. J’abandonnai cette idée avec un soupir. Ça nécessiterait sans doute de remplir deux formulaires en trois exemplaires et d’attendre que le directeur d’agence rentre de sa pause-café d’une heure. Et, dans la mesure où j’allais quitter Stonehaven d’ici quelques jours, je n’en aurais plus jamais besoin.
J’atteignis enfin le guichet et dus montrer trois pièces d’identité avec photo avant qu’on me laisse retirer deux cents dollars du compte. Je fourrai l’argent dans ma poche, me dirigeai vers la porte et vis une camionnette marron occupant la place de parking devant la banque. Je crus m’être trompée d’emplacement et regardai autour de moi. La place située derrière la camionnette était vide. Celle de devant était occupée par une Buick. Je balayai la rue du regard. Aucune trace de la Mercedes.